Billet d'humeur : C’est l’histoire du fou juqué[1] sur un mur…


Billet d'humeur : C’est l’histoire du fou juqué[1] sur un mur…

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Article N°23879

Billet d'humeur : C’est l’histoire du fou juqué[1] sur un mur…

 
… ça se passe dans les années 1950, en la bonne ville d’Alençon. Un clair matin de printemps règne sur un long tronçon de rue bordé d’un côté d’une rangée irrégulière de maisons de ville sans âge et sans style, mais dont la variété donne un peu de charme suranné à la perspective. En face, un très long et haut mur continu, presque un mur de prison. La rue est vide, seules deux ou trois autos stationnent le long du trottoir côté maisons. Une traction noire s’engage dans la voie, secouée par les gros pavés bombés. Soudain le chauffeur sent du mou dans la direction de sa 11 CV. Il s’arrête en douceur et descend. Il fallait s’y attendre, un pneu (une enveloppe pneumatique comme on disait encore) est à plat.


Sans perdre de temps, l’homme tombe la veste, sort le cric, la manivelle et la roue de secours, ôte l’enjoliveur et dévisse les quatre boulons qui fixent la roue au moyeu. Pour les retrouver aisément, il les place dans l’enjoliveur posé au bord du trottoir, puis procède à l’échange des roues. Au moment de tendre sa main noircie de cambouis vers les boulons, un faux mouvement et un coup de pied maladroit renverse l’enjoliveur et voilà nos boulons qui disparaissent dans la bouche d’égout. Dépité et jurant, notre homme se redresse, désemparé, quand une voix tombée du ciel lui conseille :
  • Prenez un boulon à chacune de vos autres roues pour fixer celle-ci et roulez lentement jusqu’au prochain garage, il y en a un à un kilomètre rue de Bretagne.
Le conducteur lève la tête et a la surprise de découvrir un jeune homme, juqué à qu’va[2] sur le mur, un gros entonnoir en tôle en guise de chapeau. L’individu le salue d’un doigt à son couvre-chef inattendu.
  • Merci de ce conseil judicieux, Monsieur, » déclare notre chauffeur. « Mais que faîtes-vous là-haut ? Quelle est donc cette propriété ?
  • C’est, Monsieur, l’asile d’aliénés d’Alençon.
  • Ah ? et vous faîtes partie du personnel, jardinier peut-être ?
  • Non, Monsieur, je suis pensionnaire. » Et devant l’air abasourdi de son interlocuteur, il ajoute : « Je suis peut-être fou, mais pas idiot.
En repartant, l’automobiliste jeta un coup d’œil à la plaque émaillée portant le nom de la rue : Rue de la Révérende Mère Anne-Marie JAVOUHEY (1779-1851), anciennement rue de l’asile.
L’asile d’aliénés… fraîchement rebaptisé hôpital psychiatrique. A cette époque et jusqu’en 1971, la maison était tenue par les Sœurs de la Congrégation St Joseph de Cluny, et cela  depuis 1828 et l’arrivée de Mère Anne-Marie. Gamin, j’ai moi-même connu un des derniers aumôniers permanents de l’établissement, le Chanoine T., un ecclésiastique minuscule monté sur ressorts, pas tellement commode.

Asile… un mot bienveillant, sécurisant, hospitalier au sens premier de ce terme. Un progrès faramineux quant au sort des malades mentaux grâce à une succession d’aliénistes au XIXe siècle, d’abord Philippe Pinel dès la Révolution, puis son disciple Jean-Etienne Esquirol, et ensuite Jean-Pierre Falret, élève du précédent. Ces trois pères fondateurs de la psychiatrie, outre une classification de plus en plus élaborée des troubles mentaux, ont commencé à changer le regard de la société sur les aliénés, à les considérer avec humanité, à les soigner en tant que malades, à tenter de les « guérir » et à les recueillir pour cela dans des établissements spéciaux, les asiles, qui vont couvrir le territoire[3]. Les congrégations religieuses ont fourni durant un bon siècle et demi des cohortes d’infirmières et de gérantes de ces maisons, parce qu’elles constituaient une ressource humaine peu coûteuse et d’un dévouement sans borne.
Hélas, tout a une fin. Dès l’entre deux guerre, le journaliste Albert Londres dénonçait les internements abusifs, les mauvais traitements par des gardes-chiourme sans formation et la pauvreté en moyens de ces établissements, déjà les éternels oubliés des budgets publics, conduisant à des conditions de vie déplorables des internés. Un retour à l’Hôpital Général de Louis XIV, en somme. Le clou du cercueil des asiles, bien que devenus hôpitaux psychiatriques, a été la découverte de plus de 40.000 décès d’internés par la famine durant la dernière guerre.
L’après-guerre, et plus spécialement les années 50 au début desquelles se situe notre anecdote introductive, a vu un grand chamboulement consécutif à quatre facteurs plus ou moins liés :
  • Le mouvement dit de « désinstitutionnalisation » (ou désincarcération) qui a consisté à sortir les malades de l’institution (l’asile) dans l’idée, généreuse et humaniste, de leur redonner leur place dans la cité.
  • Le mouvement dit de psychothérapie institutionnelle qui consiste à prendre en charge les patients en établissements ouverts sur la communauté, pour les soigner dans l’optique de leur rendre une autonomie de vie la plus large possible. Un concept complexe difficile à décrire en quelques mots mais très efficace (on se reportera à des articles spécifiques au sujet[4]). On remarquera au passage que d’un côté on désinstitutionnalise, et de l’autre, on réinstitutionnalise, mais le mot institution n’a pas le même contenu.
  • La mise au point des premiers psychotropes qui permettent de soigner les symptômes à défaut de « guérir », et donc de calmer les crises et l’agitation.
  • La sectorisation psychiatrique avec le développement des prises en charges ambulatoire rendue possibles par les médicaments et le développement de l’accompagnement médico-social.
Un chamboulement donc, mais qui a été très progressif, on pourrait même dire lent, cahotant et non homogène sur tout le territoire. Si bien que certains de ces facteurs, pourtant très progressistes, commencent à être (plutôt injustement) qualifiés de désuets (la psychiatrie institutionnelles) ou d’efficacité limitée (la sectorisation) sans avoir été remplacés.

Une conséquence néfaste imprévue : on a jeté le bébé avec l’eau du bain.
La psychiatrie est une branche de la médecine particulièrement propice aux querelles de chapelle, bien plus que la médecine somatique, et parfois bien stériles même si on admet volontiers que le débat est essentiel au progrès de la science. Du coup, ses forces dispersées, elle a subi de plein fouet la montée en puissance de la bureaucratie obnubilée par la gestion budgétaire de la Santé, surtout après le choc pétrolier de 1973 et l’apparition des déficits chroniques des comptes publics. Vous voulez sortir les malades des asiles ? Très bien, on ferme ces derniers, ça fera de grosses économies qui plus est habillées d’un merveilleux alibi humaniste. Qu’est-ce qu’on fait des patients ? On les accueille dans les CMP des secteurs, on gère l’urgence et la crise dans les services hospitaliers et les soins de suite seront dispensés en ambulatoire, le patient restant en milieu ordinaire. Très bien, très moderne, « c’est inclusif ». Sauf que l’ambulatoire, si ça marche très bien pour une opération de la cataracte ou de la vésicule biliaire, le psychotique sévèrement atteint ne sort pas guéri de l’hôpital et est vite largué par ce dispositif qui n’a pas les moyens de lui courir après.

Tout cela a été minutieusement décrit[5], la quasi faillite de la psychiatrie française est reconnue par tout le monde y compris au ministère[6] et dans ceux des médias qui veulent bien en parler. Le résultat est là, sous nos yeux : plus (sans doute beaucoup plus) de 150.000 personnes frappées de psychoses lourdes, chroniques, invalidantes (donc des personnes reconnues handicapées depuis la loi de 2005) sont en situation de non recours ou de recours trop discontinu aux dispositifs de soins. Il n’y a plus de place dans les MAS et les FAM[7], et les trop rares autres solutions n’accueillent que des personnes dont la « convalescence[8] » est suffisamment engagée. Notre psychotique n’est plus à cheval sur le mur d’un asile qui n’existe plus, il est dans sa famille tant qu’elle tient ou tant qu’elle subsiste, puis il devient clochard et survit sous les ponts, avant de terminer en prison s’il fait une bêtise, parfois grave. Et ce sera jugé de sa faute, puis qu’il a interrompu son traitement.
Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Louis XIV au moins leur avait « offert » un toit et une gamelle, à la Salpêtrière et à Bicêtre, pour qu’ils ne traînent plus dans la rue. Pinel, Esquirol et Falret avait transformé l’Hôpital Général en hôpital tout court. Nous, nous les renvoyons à la Cour des Miracles tout en dissertant sur leur inclusion, leur citoyenneté, leur droit à ceci ou à cela, notamment, ô ironie, à l’égalité des chances. Mais de leur droit aux soins et à une place adaptée, point ! Vous comprenez, ça coûterait de l’argent, et de l’argent, nous n’en avons guère même pour la santé des citoyens productifs. Alors, ceux-là qui ne servent à rien, autant les laisser crever, ça, ça ne coûte pas cher. Encore que les dégâts peuvent être parfois gravissimes[9].

Alors, Messeigneurs qui nous gouvernent, qu’allez-vous diantre faire ?
Etudier la question. Oui, c’est bien[10].
Mais il ne faut pas être sorti de l’ENA pour se rendre compte qu’il faut recréer des places en quantité massive, et pas des places de prison[11], morbleu ! C’est des asiles qu’il nous faut ! Sans les défauts, bien sûr, des anciens. Horresco referens ! Avec ce goût prononcé de tout casser plutôt que réformer en gardant ce qui est valable, on les a bousillés. Asile, dans le bon sens du terme, c’est accueil, sécurité, soins, assistance, resocialisation, remise en état d’autonomie… Bien sûr, les Hautes Autorités de ceci, les Comités interministériels de cela, les Conférence nationale du truc, les Conseils supérieurs du bidule et autres spoutniks lointains ne vont rien faire du tout, sauf causer. Pas d’argent. Alors c’est aux citoyens d’empoigner le problème, comme c’est eux, par leurs associations, qui s’occupent de mal-logement, de la pauvreté, de recherche médicale, etc. Et vous verrez que cela ne leur plaira pas, aux spoutniks bureaucratiks, et qu’ils vous mettront des bâtons administratifs, normatifs, fiscaux et autres dans les roues de votre bonne vieille 11 CV que vous voulez restaurer, moderniser et adapter aux standards du jour !
Mais nous n’avons pas dit notre dernier mot, Tonnerre de La Rochelle !



28/03/2020
 
 
[1] Juché en normand
[2] Cheval en normand
[3] Loi du 30 juin 1838 qui a créé les asiles, au moins un par département. Restée en validité jusqu’en 1990.
[4] Voir sur le même réseau (Smartrezo/TVlocale) la page 150.000 citoyens sans visage
[5] Voir en particulier
[6] La psychiatrie française est paupérisée, selon le propre terme de l’ex-ministre Agnès Buzyn.
[7] Dont très peu accueillent ce type de pathologies/handicaps.
[8] Comme disait Jean-Pierre Falret(1794-1870) qui a été un précurseur en matière d’accompagnement « postcure ».
[9] Lire par exemple l’article sur cette même page intitulé : 10 morts et 30 blessés dans l’incendie de la rue Erlanger la nuit du 4 février dernier [c’était en 2019], à qui la faute ?
[10] C’est ce que prévoie la 37e action (sur 37) de la feuille de route pour la psychiatrie de Mme Buzyn (juin 2018)
[11] Lire l’article sur cette même page intitulé : Lettre ouverte du Collectif 100.000 handicapés psychiatriques à l'abandon au Garde des Sceaux

Capitaine Narcisse de Brissac, des Mousquetaires du Cœur

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